La pauvreté existera-t-elle toujours ?

Sep 25, 2018

« La pauvreté a toujours existé et existera toujours. »

Cette vision pessimiste interpelle, choque, mais peut paraître logique.
Guy Vanthemsche, historien à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), nuance cette idée en se référant à des exemples de l’histoire humaine.
Une histoire dans laquelle la pauvreté est relativement « récente ». Entretien.

La pauvreté a-t-elle toujours existé ?

Durant une très longue période, les sociétés humaines survivaient essentiellement grâce à la chasse, la pêche et la cueillette. Certes, l’existence de ces groupes nomades était précaire et la durée de vie moyenne des individus très réduite, mais tous les êtres humains vivaient dans des conditions matérielles similaires. Il n’y avait donc pas de « riches » et pas de « pauvres ».

90 % de l’histoire humaine sont caractérisés par des sociétés qui distribuaient équitablement, ou plus ou moins équitablement, les fruits de la production sociale. L’histoire de la pauvreté, à savoir la distribution inégale des richesses, se réduit à environ un dixième de la totalité de l’histoire humaine. La pauvreté n’est pas un phénomène naturel inhérent à l’être humain. C’est un phénomène historique causé par certains types de relations sociales.

Une société sans pauvreté est-elle possible ?

Toutes les formes de sociétés sont imaginables en théorie.
Le problème consiste plutôt à voir ce qui est réalisable. Une société sans pauvreté est-elle possible ? En tout cas, une société avec moins de pauvreté est possible. On peut l’affirmer en se référant notamment à une période de l’Histoire.

 

À quelle période faites-vous référence ?

La fin de la Seconde Guerre mondiale constitue une étape majeure dans l’histoire de la pauvreté. De la fin des années 40 au milieu des années 70, il y a eu la période dite des Trente Glorieuses, très fameuses pour leur croissance économique.

À cette époque, la pauvreté a chuté durablement, sans toutefois être éradiquée.

Mais nous avons assisté à une période de l’histoire humaine où un très grand nombre de pauvres sont parvenus à se sortir de la pauvreté de façon durable. C’est une étape quasiment unique dans l’histoire de l’humanité.

Comment cette baisse de la pauvreté a-t-elle eu lieu ?

Il y a eu trois raisons.

Premièrement, durant cette période, les pouvoirs publics ont commencé à prendre des mesures pour s’attaquer aux racines de la pauvreté. Auparavant, on s’en était pris au pauvre lui-même. On le culpabilisait. Celui-ci était perçu comme étant la cause de sa propre misère. Mais désormais, on tentait de comprendre pourquoi les gens sombraient dans la pauvreté et pourquoi celle-ci se transmettait d’une génération à une autre. On a donc mis en place une politique de remédiation et de déculpabilisation des pauvres.

Deuxièmement, on a élaboré des systèmes de solidarité collectifs. Grâce à des systèmes d’assurance obligatoire et/ou à une intervention accrue de l’État, les personnes restées à l’écart du marché du travail (les malades, les handicapés, les chômeurs, les personnes âgées…) bénéficiaient de programmes d’aide. Les programmes publics d’aide au logement et la généralisation de l’enseignement ont également contribué à cette évolution positive.

Troisièmement, il y a eu un changement fondamental de la société capitaliste. Pendant 30 ans, les salaires réels étaient en hausse constante, à tel point qu’ils dépassaient la hausse des prix, ce qui a augmenté le pouvoir d’achat. Les fruits de la croissance économique étaient donc distribués de façon plus équitable.

Par quoi était provoquée cette hausse des salaires ?

Avec les techniques, on pouvait dorénavant produire les biens de consommation à échelle massive. Mais il manquait un pouvoir d’achat pour acheter tous ces produits. C’est là qu’est apparu ce que l’on appelle le « compromis fordiste ».
Les dirigeants d’entreprises se sont mis d’accord avec les organisations de travailleurs pour redistribuer une part des gigantesques profits réalisés avant la Seconde Guerre mondiale, afin d’augmenter le pouvoir d’achat des gens. On leur a également donné plus de temps libre et on leur a proposé plus de loisirs pour qu’ils puissent consommer.
Cela a d’ailleurs permis de refouler le phénomène des working poor (des travailleurs pauvres), c’est-à-dire des personnes qui travaillaient mais qui restaient pauvres parce que leur salaire était beaucoup trop modique ou parce que la sûreté de l’emploi n’était jamais assurée.

Pour quelle raison a-t-on assisté à un regain de la pauvreté à partir des années 80 ?

On peut pointer du doigt les effets néolibéraux de dérégulation de la vie sociale.
Pendant les Trente Glorieuses, on avait revalorisé le travail salarié. À partir des années 80, on s’est mis à flexibiliser le travail et, surtout, à dévaloriser le travail salarié. Aujourd’hui, une partie grandissante des travailleurs est bien moins payée qu’auparavant.
Les petits boulots se multiplient. Ceux-ci ne sont pas protégés et ne sont pas bien fixés dans le temps et dans des accords contractuels. Le travail salarié se transforme de façon insidieuse en un travail soi-disant « indépendant ».
En d’autres termes, on « recycle » du travail salarié en du travail indépendant. Ceci a pour effet que les salaires sont moindres, la sûreté du travail est moindre et la protection sociale est moindre. Le phénomène des working poor est donc de retour.

Pourquoi a-t-on dévalorisé le travail salarié ?

Tout a commencé avec les politiques de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.
Le nouveau système capitaliste, avec de nouvelles grandes entreprises et de nouveaux modes de production et de consommation, s’est complètement réorienté vers la notion de profit à tout crin.
La façon dont on s’est mis à taxer les grandes entreprises et surtout les multinationales a joué en faveur des grands actionnaires, qui sont parvenus, en quelques décennies, à s’approprier à nouveau une part plus importante du fruit de la production, au détriment des travailleurs. La période des Trente Glorieuses avait pourtant montré qu’un changement d’équilibre dans la répartition des richesses était possible et avait des effets durables sur la pauvreté.

Sommes-nous sur une pente glissante ?

Aujourd’hui, nous sommes revenus à l’attitude de culpabilisation des pauvres, qui était omniprésente avant les Trente Glorieuses.
Le pauvre est à nouveau le seul responsable de sa situation. On a oublié les causes structurelles.
Et cette attitude est notamment adoptée par les autorités politiques. Leurs discours ressemblent parfois très fort à ceux prononcés par les responsables politiques du XIXème siècle, qui s’attaquaient verbalement aux pauvres. La lutte la plus difficile est la lutte de la prise de conscience. On entend des personnes déclarer que les inégalités sont nécessaires à la croissance économique. Je crains qu’on assiste, ces dernières années, à un renouveau des discours pro-inégalitaires et à une politique de l’insulte et de la brutalité, du président des États-Unis au Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration en Belgique, en passant par des étudiants qui s’engagent dans des groupes d’extrême droite.
C’est une très mauvaise nouvelle pour notre question.
Peut-on imaginer une société sans pauvreté ?
Oui, on peut l’imaginer en théorie. Mais avec de tels mouvements qui se mettent en place et commencent à imprégner de simples gens de bonne volonté, on est très mal partis. Le citoyen qui vote pour un parti basé sur des idées inégalitaires cautionne le fait qu’il y ait des pauvres. C’est une goutte d’eau de plus dans une rivière qui coule dans la mauvaise direction. Il faut donc faire des petits gestes quotidiens. Pensons aux bénévoles qui apportent un peu d’aide aux migrants du parc Maximilien.
C’est un geste minuscule, mais qui, dans un océan de petits gestes, peut aller dans la bonne direction.

Une solution existe-t-elle ?

Tout comme on l’a vu durant les Trente Glorieuses, des choix politiques, économiques et sociaux permettent de refouler la pauvreté : une juste rétribution du travail salarié, le maintien et le développement de systèmes de protection collectifs performants et une approche non culpabilisante, discriminante et/ou répressive, mais au contraire humaine et « structurelle » de ce fléau.

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