Sortir de la rue

Sep 9, 2018

Sortir de la rue : parcours du combattant, parcours inexistant

Pour un sans-abri, sortir de la rue est loin d’être facile. Les dispositifs mis en place comportent de nombreux obstacles.
Et pour les sans-papiers, cela est tout bonnement impossible.

Plusieurs dispositifs sont mis en place pour aider les sans-abri à sortir de la rue. Il est dès lors facile de penser que ceux qui restent dehors sont des personnes qui ne veulent pas s’en sortir. Pourtant, la réalité est bien plus complexe.
« Cette idée sous-entend que le destin des personnes sans-abri relève uniquement de leur bon vouloir. Or, c’est faux, puisqu’il est très difficile d’accéder aux services d’aide », explique Chahr Hadji, chargé d’études chez Bruxelles Laïque et ancien éducateur spécialisé dans le secteur du sans-abrisme.

Des dispositifs difficilement accessibles

Le principal dispositif de réinsertion des sans-abri n’est autre que les maisons d’accueil, qui les hébergent et les nourrissent, tout en les aidant à trouver un logement et à se réinsérer progressivement dans la société. Mais l’accès à ces maisons d’accueil est payant. Et c’est là où le bât blesse, puisqu’elles excluent toutes les personnes qui n’ont pas accès à un revenu, que ce soient des allocations de chômage, un revenu d’intégration sociale (RIS) ou tout autre revenu de remplacement.
Les premiers exclus de ce dispositif : les sans-papiers, qui constituent la majorité des sans-abri à Bruxelles. Leur statut de clandestin ne leur permet pas d’obtenir la moindre somme d’argent.

Et pour les sans-abri percevant un revenu, le montant est trop important, puisqu’il s’élève à deux tiers des revenus de la personne, avec un maximum de 24,49 euros par jour.
« Certains sans-abri doivent donc payer 595 euros sur un RIS de 892,70 euros. Cela n’a aucun sens. De plus, si ces maisons d’accueil étaient moins chères, les personnes pourraient mettre de l’argent de côté, se constituer plus rapidement une garantie locative auprès d’un propriétaire, trouver plus facilement un logement et ainsi libérer la place pour d’autres individus dans le besoin », soutient Chahr Hadji.

Un processus de sélection

Par ailleurs, au-delà de cet aspect financier, les maisons d’accueil sont saturées.
Selon Chahr Hadji, c’est pour cette raison que leurs travailleurs sociaux opèrent, consciemment ou inconsciemment, une sélection entre les « bons » et les « mauvais » pauvres, entre ceux qui montrent une volonté de s’en sortir et ceux qui sont des cas plus difficiles.
« Ce processus de sélection est basé sur les idées préconçues que nous avons vis-à-vis de certains individus, tels que les alcooliques, les toxicomanes ou encore les personnes présentant des troubles psychiatriques. Ces gens éprouvent des difficultés à être sélectionnés par les maisons d’accueil. C’est un public plus difficile à gérer. Les travailleurs sociaux ne sont pas toujours bien formés pour les prendre en charge. »
C’est la raison pour laquelle la majorité des sans-abri que nous voyons dans la rue sont des alcooliques, des toxicomanes, des personnes présentant des problèmes de santé mentale…
C’est la catégorie des « recalés », des « laissés-pour-compte ».

Une logique de gestion de la pauvreté

Toutes les personnes qui ne peuvent pas accéder aux maisons d’accueil doivent se tourner vers les centres d’hébergement d’urgence, tels que le Samusocial, Ariane et Pierre d’Angle. Mais comme leur appellation l’indique, ces centres ont été conçus pour travailler dans l’urgence.
« Ils offrent juste un lit, une douche et un repas. Ça s’arrête là. Il s’agit d’un service humanitaire de première nécessité. Il n’y a aucun travail de fond ni de volonté de réinsérer ces personnes dans la société. Cela n’est que du court terme. On appelle ça de la gestion de la pauvreté. Et c’est cette logique que les pouvoirs publics ont choisie. »

De plus, bon nombre de sans-abri évitent les centres d’hébergement d’urgence. En cause : les vols, la violence, la promiscuité, le manque d’intimité, les règles infantilisantes…
Qui aimerait dormir dans ces conditions ? N’est-on pas mieux dans la rue ?

Housing First, prémices d’une solution

Le droit au logement est garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par l’article 23 de la Constitution belge.
« Le logement est un droit et tout le monde devrait pouvoir y accéder sans la moindre condition. On ne peut donc pas demander à un sans-abri d’arrêter de boire ou de se droguer pour avoir droit à un habitat », plaide Chahr Hadji.
Et cette idée est ancrée dans les valeurs du projet Housing First. Cette initiative a décidé de renverser la logique selon laquelle la personne doit résoudre ses problèmes (alcool, drogue, surendettement…) avant de pouvoir accéder à un logement. Les travailleurs sociaux de Housing First proposent d’abord un logement à la personne, qui ensuite pourra trouver une solution à ses autres problèmes. « Tant que les gens sont à la rue, ils ne peuvent pas travailler sur leurs autres soucis. D’ailleurs, une fois que la personne a son logement, le travail ne fait que commencer. L’objectif est qu’elle le garde. Tout un accompagnement est alors proposé selon ses besoins : l’aider à payer ses factures, à prendre un rendez-vous chez le médecin… Cela peut même aller jusqu’à l’aider à cuisiner. Après tant d’années dans la rue, une personne peut avoir perdu tous ses repères. »
Bref, Housing First vise le rétablissement de l’ancien sans-abri et met tout en œuvre pour qu’il s’approprie son logement, pour qu’il s’y sente bien, pour qu’il s’y attache. « C’est exactement comme n’importe lequel d’entre nous. Nous allons décorer notre maison pour nous sentir chez nous. »

Housing First s’occupe donc des personnes « recalées » par les maisons d’accueil.
L’initiative a fait ses preuves dans de nombreux pays. Par exemple, la Finlande est parvenue à diviser par cinq son nombre de sans-abri grâce à Housing First. En Belgique, les statistiques indiquent que seuls 30 % des personnes ayant rejoint une maison d’accueil finissent par accéder à un logement, alors que du côté de Housing First, 90 % des individus sont maintenus en logement après deux ans.

« La meilleure solution pour sortir quelqu’un de la rue, c’est de lui donner un logement. C’est aussi simple que cela. C’est tellement simple qu’on n’y avait jamais pensé. »
Selon Chahr Hadji, la logique des pouvoirs publics de construire de nouveaux centres d’hébergement d’urgence ou d’augmenter le nombre de lits coûte très cher à la collectivité et n’est pas efficace. Un projet comme Housing First coûterait beaucoup moins cher au contribuable, puisqu’il trouve vraiment une solution durable au sans-abrisme.
« Avec les centres d’hébergement d’urgence, on ne règle pas la pauvreté. On sort simplement les sans-abri de l’espace public. On les soustrait au regard des autres citoyens. Et c’est un échec total, car le nombre de sans-abri à Bruxelles a doublé en dix ans, alors qu’en parallèle, les moyens financiers n’ont cessé d’augmenter. Tant que nous continuerons à mettre de l’argent dans quelque chose qui ne fonctionne pas, la situation ne pourra pas s’améliorer. »

Les résultats de Housing First sont encourageants. Toutefois, le projet ne permet pas de sauver tout le monde, puisqu’à nouveau, les sans-papiers en sont exclus…

Le prix des loyers, véritable obstacle

Que l’on parle des maisons d’accueil ou de Housing First, un problème persiste : le prix des loyers à Bruxelles.
« Les travailleurs sociaux ne sont pas des maçons. Ils ne peuvent pas construire des logements. Ils sont dès lors obligés de chercher sur le marché locatif privé, mais les loyers sont beaucoup trop élevés », s’insurge Chahr Hadji.

À Bruxelles, les logements sociaux sont pratiquement inexistants.
Plus de 40.000 personnes sont en attente d’un habitat. La demande de logements à faible loyer étant supérieure à l’offre, les prix augmentent, et les loyers ne sont plus si bas…
« Les pouvoirs publics devraient réguler et encadrer les montants des loyers. D’autres États l’ont fait. La Belgique n’a aucune raison de ne pas le faire. Mais pour l’instant, la volonté politique est absente. Les politiciens préfèrent ouvrir des places dans des centres d’hébergement en hiver pour montrer qu’ils ont fait quelque chose, plutôt que de toucher au marché du logement et, partant, déranger le ‘‘détenteur du capital’’. »

 

Interview réalisée le 5 septembre 2018 | Crédit photo : Sense Production SCRL

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